Premier symposium national du Neuvième Art

Bâle – 25 octobre 2019 

« Collectionner / chercher / partager »

Tous ici, chercheurs et professionnels que nous sommes, nous avons besoin de nous appuyer sur une connaissance de l’histoire de la bande dessinée.

Or, si la bande dessinée a une histoire, cette histoire a elle-même une histoire. Je veux dire qu’on ne l’écrit plus, qu’on ne la pense plus aujourd’hui comme, il y a un peu plus de cinquante ans, l’avaient fait, en défricheurs, les pionniers de la bédéphilie.

Si notre perception de l’histoire de la bande dessinée a changé, et celle de son inscription dans l’évolution des techniques, des arts, des cultures populaires, nous le devons entre autres au fait que des lieux comme le Cartoonmuseum de Bâle, qui organise cette journée, ou la Cité de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, pour laquelle je travaille, mènent depuis plusieurs décennies une politique de constitution, de conservation et de valorisation du patrimoine du « neuvième art ».

En 2001, dans le prolongement de la première Convention internationale des musées de la bande dessinée que j’avais pris l’initiative d’organiser, nous avions publié un guide recensant quelque vingt-six établissements publics ou privés à travers le monde qui se vouaient à la collecte et à la préservation de fonds relatifs à la bande dessinée ou à la caricature. Depuis cette date, certains de ces établissements ont fermé, comme l’International Museum of Cartoon Art de Boca Raton, en Floride, mais d’autres, plus nombreux, ont vu le jour. Ainsi, la Belgique a vu naître le musée Hergé à Louvain-la-Neuve, le musée Marc Sleen à Bruxelles, et fêtera bientôt l’ouverture d’un musée consacré au Chat de Philippe Geluck, ainsi que d’un musée privé à l’initiative de la « Fondation Boon pour les arts graphiques narratifs ».

Quelquefois, la bande dessinée n’est plus traitée comme un domaine en soi, mais comme l’une des formes que peut revêtir un ensemble plus vaste. Je songe au « musée des Arts ludiques » ouvert à Paris, sur les quais de Seine, en 2013, qui a notamment présenté en 2017 l’exposition « L’art de DC, l’aube des super-héros » et qui est temporairement fermé, en quête de nouveaux lieux ; je songe aussi au Lucas Museum of Narrative Art, de George Lucas, qui devrait ouvrir à Los Angeles en 2021 et faire une place aux comics.

Le processus de la collecte des œuvres a considérablement changé depuis le début des années 1990, quand je me consacrais à la constitution de la collection du musée d’Angoulême. Il n’y avait pas encore, à cette date, de galeries spécialisées à Paris, seulement quelques libraires de neuf ou d’ancien qui, en plus de vendre des livres, faisaient aussi commerce de planches originales. Les ventes aux enchères dédiées à la bande dessinée commençaient tout juste. Pour constituer des fonds, il fallait, à l’époque, s’adresser directement aux artistes ou, s’ils n’étaient plus de ce monde, à leurs ayants-droits. Je me souviens d’avoir rendu visite à quelques veuves.

Aujourd’hui, les grands hôtels de vente (Christie’s, Sotheby’s, Artcurial) organisent très régulièrement des ventes à Paris. On a compté 89 ventes BD en 2015 rien que dans la capitale française. Les galeries spécialisées y sont, quant à elles, au nombre d’une quinzaine. La vente organisée chez Christie’s en mars 2014 fut la première, semble-t-il, à avoir généré plus d’un million d’euros de chiffres d’affaire. Les œuvres d’une poignée d’auteurs (Hergé, Bilal, Uderzo, Franquin, Pratt…) atteignent des prix qui les rendent inaccessibles aux établissements publics, dont la politique d’acquisition est insuffisamment dotée. Le marché est passé aux mains des opérateurs privés, des grands collectionneurs dont quelques-uns sont bien connus (toujours pour la France, je citerai Michel-Edouard Leclerc et Bernard Mahé ; pour la Belgique : Philippe Boon ou Thomas Spitaels) et qui mûrissent, pour certains, le projet d’ouvrir un lieu où leur collection serait mise à la disposition du public.

Cependant beaucoup de musées ou de bibliothèques de niveau régional, disséminés sur le territoire français, conservent des fonds liés, soit à un auteur (Benjamin Rabier à la Roche-sur-Yon), soit à un thème (les bandes dessinées sur la Première Guerre mondiale à Aubreville, dans la Meuse), soit à un format (l’imagerie populaire, au musée de l’Image à Epinal). Pierre Lungheretti, directeur général de la Cité d’Angoulême, plaidait dans le rapport remis en janvier 2019 au ministre de la Culture , pour un inventaire plus précis de l’ensemble des fonds existants et pour une mise en réseau au plan national, avec création d’une base de données qui pourrait faciliter le travail des chercheurs et les coproductions d’expositions.

Dans le même temps, une génération d’auteurs en fin de carrière se pose la question de la préservation et de la transmission de leur œuvre. On a vu se constituer une Fondation Edgar P. Jacobs – qui, à la suite de malversations, se trouve aujourd’hui sur la sellette – et un Institut René Goscinny. D’autres auteurs font des dons importants à des institutions, représentant la totalité ou une partie significative de leur œuvre : François Schuiten a ainsi partagé l’essentiel de ses originaux entre la Fondation roi Baudouin et la Bibliothèque nationale de France, laquelle a également reçu des mains d’Uderzo trois albums entiers d’Astérix, tandis que la Cité, à Angoulême, reçoit elle aussi des legs ou donations d’auteurs comme récemment Edmond Baudoin, Frédéric Boilet, François Bourgeon ou encore Annie Goetzinger.

Mais s’il faut étendre la notion de « patrimoine de la bande dessinée » à tout ce qui mérite d’être conservé, alors celui-ci comprend bien évidemment les fonds imprimés. Le Centre BD de la ville de Lausanne ou l’International Manga Museum de Kyoto, pour ne citer que ces deux établissements, ont rassemblé des collections imprimées d’une richesse exceptionnelle.

Ces collections ont vocation à s’étendre à des fonds documentaires tels que les archives des éditeurs (Etienne Robial et Florence Cestac, les premiers, ont fait don des archives de la maison Futuropolis, première époque (1974-1987) à la Cité) et aux archives personnelles de certains chercheurs et/ou professionnels (la Cité a notamment reçu tout ou partie des archives personnelles de Jean-Pierre Dionnet, Pierre Couperie, Annie Baron-Carvais, Jacques Dutrey et moi-même).

Pour l’heure, nous sommes dans une phase d’accroissement rapide des fonds conservés et des lieux dédiés à leur collecte et préservation. Ce qui fait défaut, c’est plutôt les moyens humains nécessaires pour inventorier et traiter les collections, les numériser s’il y a lieu, et naturellement leur mise en réseau. Nous entassons avec l’idée que cela servira plus tard, et de temps à autre nous donnons un coup de sonde dans la masse proliférante des archives. Que la corporation des stagiaires soit ici remerciée !

Ce qui m’amène à la question de la valorisation. Les festivals, comme l’on sait, ont joué un rôle très important dans ce processus. Ils ont contribué à légitimer la bande dessinée ; à la faire mieux connaître, à attirer sur elle l’attention des médias. Dans une période plus récente, le relais a été pris par les grandes institutions muséales non spécialisées, qui se sont ouvertes à la bande dessinée, accueillant des expositions d’envergure. Le Centre Pompidou, le Grand Palais, le musée d’Art moderne de la ville de Paris, le musée des Arts et Métiers, la Maison rouge, la Cité de l’Architecture et le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme sont quelques-uns des grands établissements parisiens qui ont accueilli le neuvième art sur leurs cimaises, tout comme d’autres lieux à Lyon, Cherbourg ou Landerneau, notamment. Le Louvre et le musée d’Orsay publient des collections d’albums en coédition avec Futuropolis.

Au long des années, j’ai toujours insisté sur le fait que la bande dessinée est indissociablement, d’un côté, un art du livre, une littérature, et de l’autre côté, un art visuel, un art du dessin. Or nous sommes, aujourd’hui, dans cette situation curieuse où la bande dessinée connaît une double reconnaissance, une double promotion, sur ses deux fronts constitutifs. 

1° Comme littérature : le livre de bande dessinée a été promu « roman graphique », les dessinateurs ont gagné la liberté de créer dans tous les genres et de donner à leurs récits l’ampleur qu’ils souhaitent, les éditeurs littéraires comme Gallimard ou Actes Sud, pour ne citer qu’eux, ont ouvert des collections dédiées. En France, la bande dessinée est, avec le livre de jeunesse et les livres de « développement personnel », l’un des secteurs qui tirent leur épingle du jeu et permettent au monde de l’édition de sauver la face dans une époque où la lecture recule. Preuve parmi d’autres de ce que la bande dessinée a gagné le statut de genre littéraire à part entière et que les dessinateurs sont à présent regardés comme des auteurs véritables, c’est Riad Sattouf qui, en 2019, présidait le jury du prestigieux Prix du Livre Inter récompensant un roman.

2° Comme art graphique et plastique, et dans le même temps, alors que le dessin connaît un retour en grâce plus général dans le monde de l’art, la bande dessinée est de plus en plus assimilée à un « format » de l’art contemporain, au même titre que la performance, la vidéo, ou l’installation. Certains auteurs mènent désormais une double carrière, comme auteurs de livres et comme créateurs de gallery comics ou d’œuvres de grands format (peintures, sérigraphies) destinés au marché de l’art (en France : Bilal, Gerner, Blanquet, Loustal, Killoffer, Hyman ou de Crécy, pour ne citer qu’eux). Ils y sont encouragés par des galeristes (hier Christian Desbois, aujourd’hui Anne Barrault ou Huberty & Breyne), des salons (Drawing Now), des éditeurs d’estampes (MEL Publishers). Et la bande dessinée est une source d’inspiration pleinement assumée et souvent revendiquée par des plasticiens (principalement ceux de la génération d’après 68) comme elle l’a pu l’être par des créateurs de mode (Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Jean-Charles de Castelbajac ou Jeremy Scott, pour ne citer qu’eux).

Nathalie Heinich, notre meilleure sociologue de l’histoire culturelle, voit elle aussi dans cette dualité (elle écrit « dessin ou littérature ? » mais il faudrait écrire et à la place de ou) la spécificité du processus d’artification tel qu’il s’applique à la bande dessinée.

En multipliant les expositions de bande dessinée, les musées, galeries et festivals tendent naturellement à tirer le média vers sa composante plastique ; ils exhaussent sa dimension visuelle, graphique, au détriment de sa dimension narrative et littéraire, dont seule la lecture peut rendre compte. Même si, en 2018, lorsque la fondation Jan Michalski, à Montricher (canton de Vaud), m’avait commandé une exposition sur le roman graphique, nous nous étions efforcés d’aller à contre-courant en concevant une exposition constituée essentiellement de livres en libre accès.

Le dessinateur et théoricien d’origine hispano-suisse LL de Mars  a publié en janvier 2019 un pamphlet intitulé Exposer la bande dessinée ? Il y défend l’idée qu’il est inepte et non pertinent d’exposer des bandes dessinées, que si la bande dessinée est un art, elle doit s’exposer en tant qu’art contemporain, dans un rapport critique au processus créateur, au politique, et selon une mise en espace qui travaille la temporalité et la discursivité. LL de Mars refuse les effets faciles et redondants de la scénographie, qui ne fait, selon lui, que « spectaculariser » les planches.

Sans être nécessairement aussi radical, nous savons tous, nous autres qui faisons profession de monter des expositions, combien cette démarche ne va pas de soi et soulève toutes sortes de questions quant à l’essence même de la bande dessinée, sa nature et sa vocation.

En outre, les contraintes liées à la conservation des œuvres sur papier sont un obstacle qui freine la circulation des expositions et rend notamment très problématique les coproductions entre établissements. 

La médiatisation de la bande dessinée passe aussi par d’autres voies, et notamment la numérisation des fonds. Là, l’obstacle est d’un ordre différent, il concerne la disponibilité des droits. En effet, une institution, un musée, qui numérise une planche originale de ses collections est propriétaire de l’objet mais les droits de reproduction de l’œuvre ne lui appartiennent pas pour autant, ils relèvent toujours de l’artiste, de l’éditeur auquel celui-ci les a confiés, si le titre est encore exploité, ou de ses ayant-droits. A Angoulême, cette question bloque depuis vingt ans l’accessibilité en ligne des collections du musée. Néanmoins, certains fonds d’auteurs importants (tels Caran d’Ache, Benjamin Rabier, Louis Forton, Alain Saint-Ogan ou Will Eisner – la majorité d’entre eux étant dans le domaine public), ainsi que des fonds de périodiques anciens, ont pu être numérisés en très haute définition et rendus accessibles, grâce à un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France. Pour les documents imprimés, les fonds sont le plus souvent numérisés et proposés au public par les éditeurs eux-mêmes. C’est particulièrement vrai aux États-Unis, où il est possible de lire en ligne tous les épisodes « historiques » des grandes séries de chez DC ou Marvel. Ainsi la bande dessinée se dote-t-elle progressivement d’un patrimoine immatériel. Elle se trouvera inévitablement confrontée à la problématique générale de l’obsolescence des supports de stockage.

La médiatisation de la bande dessinée passe enfin par les publications. On ne peut qu’être frappé par la multiplication, dans l’espace francophone, des rééditions patrimoniales. La plupart des séries classiques de la bande dessinée franco-belge de l’après-guerre font depuis quelques années l’objet d’« intégrales » soignées et pourvues d’un appareil critique surabondant. Les éditions Dupuis ont une politique particulièrement volontaire et remarquable à cet égard.

Cette tendance profite de manière spectaculaire aux « géants » de la tradition franco-belge. Je pense à l’édition en cours des premiers travaux d’Uderzo (éd. Hors Collection) et de ses crayonnés pour Astérix (« La collection », chez Albert-René), à la collection « Hergé, le feuilleton intégral » (Moulinsart/Casterman) qui permet de redécouvrir, « page à page et dans la version originelle parue en feuilleton dans la presse », toute l’œuvre du père de Tintin, et aux divers ouvrages consacrés à Franquin chez Marsu-Productions, Rombaldi et Dupuis.

Et le domaine américain n’est pas en reste, puisque ces dernières années ont vu paraître de nouvelles éditions, bien plus soignées que les précédentes, de classiques comme Flash Gordon, Terry et les pirates (Bdartiste), Peanuts (Dargaud), ainsi qu’une remarquable intégrale des sundays de Krazy Kat (Les Rêveurs) et des volumes de Pogo (Akileos), Polly And Her Pals, Nancy et Barnaby (Actes Sud-L’An 2), sans oublier les intégrales Carl Barks et Don Rosa (Glénat) – et pour ne citer que ces titres-là. La bande dessinée a donc peu à peu cessé d’être cet art dont nous étions quelques-uns à déplorer, naguère, qu’il était longtemps resté « sans mémoire » du fait de l’incurie des éditeurs. 

Dans le processus de légitimation de la bande dessinée, de sa valorisation comme art et d’une meilleure connaissance de son histoire, tous les acteurs du domaine ont donc un rôle actif à jour : pouvoirs publics, institutions muséales, universités, éditeurs, médias, en s’appuyant sur la communauté des collectionneurs et des passionnés, d’une part, sur celle des auteurs, d’autre part.

En France, les pouvoirs publics ont commencé à s’intéresser à la bande dessinée en 1983, avec l’annonce, par Jack Lang, ministre de la culture de François Mitterrand, de quinze mesures en sa faveur. La création du musée de la bande dessinée était l’une d’entre elles, l’ouverture d’un enseignement de la bande dessinée à l’école d’art d’Angoulême en était une autre. Depuis ce plan ambitieux, qui a notamment ouvert l’accès, pour les auteurs et les éditeurs de bande dessinée, à des aides réservées jusque-là au domaine littéraire, il n’y avait pas eu d’infléchissement notable de la politique conduite par l’Etat. 

Mais les Etats généraux de la bande dessinée, convoqués en 2015 à l’initiative de quelques auteurs (Benoît Peeters, Denis Bajram, Valérie Mangin), ont, à l’issue d’une enquête auprès de 1 500 d’entre eux, mis en lumière une paupérisation inquiétante des créateurs, due à la fois aux conséquences de la surproduction et au durcissement de certaines mesures sociales. Les dessinatrices sont les plus durement frappées, puisque 50 % d’entre elles vivraient sous le seuil de pauvreté. Dès lors, les auteurs ont exercé une forte pression sur les pouvoirs publics. Cela a abouti au rapport Lungheretti déjà cité tout à l’heure, qui a été rédigé à la demande de Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture. C’est à son successeur à ce poste, Franck Riester, qu’il appartiendra de le mettre en application. Il a d’ores et déjà retenu l’une des mesures phare préconisées : faire de 2020 une « année de la bande dessinée » sur l’ensemble du territoire national. A l’heure où je vous parle, on ne connaît pas encore le programme détaillé de cette opération pilotée par les services du ministère, le Centre national du livre et la Cité de la bande dessinée. Mais l’on sait que douze festivals vont recevoir des fonds supplémentaires, que six grandes expositions seront financées sur fonds publics, à Paris et en province, que la BD sera intégrée à de grands événements comme le Tour de France, les 24 heures du Mans ou le Salon de l’agriculture, que toute une série d’initiatives locales seront labellisées, et que des mesures de soutien aux auteurs et à l’ensemble de la filière devraient être annoncées.

Cette initiative ambitieuse témoigne d’un certain volontarisme de l’Etat français, dont l’implication en faveur de la bande dessinée est sans doute sans équivalent dans le monde. 

On peut lui comparer l’action très différente du gouvernement japonais dans le cadre du concept de soft power appelé « Cool Japan ». L’industrie culturelle est reconnue au Japon comme l’un des cinq secteurs de croissance potentiels et le véhicule d’un pouvoir d’influence à travers le monde. Les mangas et les animés en sont, avec la gastronomie, l’un des principaux vecteurs. Mais la politique culturelle japonaise obéit à une visée strictement expansionniste : il s’agit, non de stimuler la création, de valoriser le patrimoine ou de protéger les auteurs, mais seulement de développer la demande à l’étranger pour les biens culturels japonais.

Je voudrais maintenant, dans la dernière partie de cette intervention, m’attacher plus particulièrement à la question de la recherche.

L’enseignement de la bande dessinée reste très marginal dans l’université française, et pour tout dire quasi inexistant. Comme objet d’études, elle bénéficie pourtant d’un strapontin parmi les centres d’intérêt de quelques équipes pluridisciplinaires, comme le STIH, à la Sorbonne, que dirige Jacques Dürenmatt, l’INTRU, à Tours, sous l’impulsion de Laurent Gerbier, ou le FORELL, à Poitiers. En 2019, le prestigieux Festival des Arts organisé à Fontainebleau par l’Institut National d’Histoire de l’Art, a pour la première fois fait une place à la bande dessinée dans son programme de conférences et de rencontres. Mais aucun laboratoire de recherche n’est spécifiquement dédié au neuvième art, alors que l’université de Lausanne, par exemple, a officialisé l’existence du Groupe d’étude sur la BD (GREBD) composé de cinq enseignants de la Faculté des Lettres, et que celle de Liège a le groupe ACME.

Le plus sûr témoin du développement de la recherche est l’évolution du nombre de thèses consacrées à la bande dessinée. Au cours de la période 2010-2014 (la dernière pour laquelle je dispose de données statistiques complètes), quelque 32 thèses ont été soutenues en France, soit un peu plus de 6 par an, ce qui représente une hausse très significative par rapport aux années antérieures. A l’examen, il apparaît que les disciplines concernées sont très éparpillées : 40 % des thèses ont été soutenues en littérature française, en linguistique ou en littérature comparée, mais les départements d’histoire, d’histoire de l’art, d’arts plastiques, des sciences de l’information et de la communication, de philosophie et de sciences de l’éducation sont également concernés.

Fait remarquable : les auteurs de bande dessinée qui consacrent une partie de leur activité à l’enseignement de leur discipline sont désormais enclins à se muer en chercheurs et à vouloir obtenir une onction académique en s’inscrivant en thèse. C’est le cas, actuellement, de Benoît Preteseille et de Johanna Schipper, tous deux enseignants à l’EESI, comme avant eux ce fut celui de Jean-Christophe Menu…

Un programme très ambitieux a pour nom « MédiaBD ». Développé à l’échelon de la Région Nouvelle Aquitaine, il associe le Conseil régional, les universités de La Rochelle et de Bordeaux-Montaigne, la Cité de la bande dessinée et l’EESI. Il s’agit de numériser, page à page, la totalité des revues d’étude sur la bande dessinée publiées en langue française depuis un demi-siècle, de les indexer et de rendre cette base de données accessible à tous. Ce devrait être chose faite dans quelques mois, la campagne de numérisation étant quasi terminée. On disposera alors d’un formidable outil de recherche, assurément très précieux.

J’ai commencé mon intervention en disant que nos conceptions à propos de l’histoire de la bande dessinée sont en constante évolution. Je voudrais, en conclusion, dire ceci : je suis frappé par le fait que les problèmes de méthodologie propres au champ de la bande dessinée ne sont pas discutés, ne font l’objet d’aucune réflexion collective. C’est probablement un signe de l’immaturité de notre domaine de recherche que d’éviter de poser ouvertement la question : comment l’histoire de la bande dessinée doit-elle, peut-elle être écrite ? Pourquoi n’y a-t-il pas de débats, au sein de la communauté des chercheurs, comme on l’a vu pour d’autres objets, sur des questions comme celle de la périodisation, par exemple ? Quels sont les événements qui représentent des scansions pertinentes dans l’histoire du neuvième art ? Comment articuler ces paradigmes et ces séries culturelles multiples, hétérogènes, que sont l’évolution des techniques d’impression, l’apparition de différents formats successifs, la vie des structures éditoriales et des magazines, les échanges internationaux permettant aux différentes traditions de se féconder mutuellement ? Comment croiser tout cela avec l’histoire des genres, des thèmes, des styles, des publics, de la réception savante et populaire, des dialogues noués avec d’autres formes d’expression ? Quid de cette double mutation qui, au cours des deux dernières décennies, a vu les littératures dessinées, depuis toujours liées à l’imprimé, coloniser à la fois les écrans et les cimaises ?

Des rencontres comme le symposium qui nous réunit aujourd’hui permettront, je l’espère, à la fois de faire progresser les actions concrètes en vue d’une meilleure préservation et valorisation du patrimoine de la bande dessinée, et d’entamer collectivement ce travail réflexif.

Thierry Groensteen

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